García Márquez revisité par DeepL
Paru en 1967, Cent ans de solitude, roman recueillant les péripéties et mésaventures de la dynastie Buendia durant un siècle, est aussitôt devenu l’un des incontournables de la littérature latinoaméricaine et mondiale. Pierre angulaire du réalisme magique, mouvement littéraire créé en 1930 mariant l’étrange et le singulier avec la vie quotidienne, le livre a été traduit dans 47 langues et plus de 50 millions d’exemplaires ont été vendus. Au-delà de l’histoire, aussi divertissante que captivante, Cent ans de solitude dévoile une plume dotée d’une immensurable puissance poétique. Gabriel García Márquez, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1982, a séduit des générations des lecteurs grâce à un style somptueux traversé d’une musique irrésistible. Voilà pourquoi sa traduction pose un vrai défi. Parvenir à bien transmettre le charme de sa prose s’avère une mission herculéenne.
La langue de Victor Hugo
En 1968, les Éditions du Seuil publient la traduction des époux Durand (début ci-dessous), un travail très réussi assurant aux francophones un tour complet à travers le Macondo de l’auteur colombien. Un demi-siècle plus tard, dans l’ère de l’intelligence artificielle, la question sur la capacité des traducteurs automatiques à traduire des textes littéraires ne cesse de résonner. En ce sens, un ouvrage scientifique a déjà été conquis par Quantmetry et DeepL : 800 pages traduites de l’anglais au français en trois mois. La version française de Deep Learning, le livre en question, possédait une qualité inédite. Bien que la traduction littéraire reste encore un terrain risqué pour l’intelligence artificielle, la probabilité d’avoir un résultat satisfaisant semble augmenter chaque année.
Muchos años después, frente al pelotón de fusilamiento, el coronel Aureliano Buendía había de recordar aquella tarde remota en que su padre lo llevó a conocer el hielo.
Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace.
DeepL vs. le réalisme magique
De nombreuses années plus tard, devant le peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía a dû se souvenir de cet après-midi lointain où son père l’a emmené voir la glace.
Le début du roman dans les yeux de DeepL. La relecture se révèle nécessaire. À côté de la traduction des époux Durand, l’outil de traduction restitue un récit privé de cœur. Le passé composé ne dérange guère, car il reste un choix du traducteur. Néanmoins, le verbe « voir » trahi le texte original, celui-ci voulant exprimer que le colonel Aureliano Buendia n’avait jamais vu la glace. L’accent étant mis sur le fait de voir la glace pour la première fois, la traduction de DeepL laisse sans effet la volonté de l’auteur.
Des différences blessantes
Observons maintenant la troisième phrase :
El mundo era tan reciente, que muchas cosas carecían de nombre, y para mencionarlas había que señalarlas con el dedo.
Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt.
Le monde était si récent que beaucoup de choses étaient sans nom, et pour les mentionner, il fallait les souligner.
La traduction de 1968 et celle de DeepL semblent similaires. Toutefois, il existe une infidélité à la fin de la phrase. Le verbe « souligner » ne pouvant nullement prendre la place de « montrer du doigt », le choix risque de déconcerter le lecteur.
Suspendu mais non
Cuando José Arcadio Buendía y los cuatro hombres de su expedición lograron desarticular la armadura, encontraron dentro un esqueleto calcificado que llevaba colgado en el cuello un relicario de cobre con un rizo de mujer.
Quand José Arcadio Buendia et les quatre hommes de son expédition parvinrent à désarticuler l’armure, ils trouvèrent à l’intérieur un squelette calcifié qui portait à son cou un médaillon en cuivre contenant une mèche de cheveux de femme.
Lorsque José Arcadio Buendía et le quatre hommes de son expédition ont réussi à démanteler le blindage, ils ont trouvé un squelette calcifié à l’intérieur qui était suspendu dans le cou un médaillon en cuivre avec une boucle de femme.
Outre le mot « blindage » trahissant le sens d’armure dans ce contexte, la traduction de DeepL laisse le lecteur embrouillé. L’image d’un squelette suspendu s’avère complètement erronée, sans parler de la fin de la phrase, où hormis médaillon en cuivre, le reste s’éloigne du sens du texte source.
Intelligence artificielle sans plume
À l’heure actuelle, l’être humain demeure une pièce irremplaçable dans la machine de la traduction littéraire. Quoique dans d’autres situations l’intelligence artificielle puisse restituer un texte acceptable moyennant l’édition, dans le cadre de la littérature, le respect du point de vue de l’auteur ainsi que des figures de style force les outils de traduction au chômage.
Toutefois, l’avenir reste ambigu. Bien que le traducteur littéraire ne risque pas d’être détrôné, ses responsabilités peuvent diminuer au cours des décennies. Les outils de traductions s’améliorant continument, la traduction littéraire semi-automatisée pourrait un jour abandonner les pages de science-fiction et venir s’installer dans nos bibliothèques.